C'est bizarre la vie, quand même. Enfin je crois. Je ne me souviens plus très bien à vrai dire. On m'a dit que quand j'étais enfant on voyait tout de suite que j'avais du caractère, et un bon fond (mots couverts pour dire que j'étais chiante). Je savais des choses sans les avoir apprises, lire, me tenir bien à table, prier. Ou alors peut-être tout simplement est-ce que j'avais une très bonne mémoire.
Et puis il m'est arrivé quelque chose. J'ai oublié quoi, j'ai oublié quand. Il me reste seulement cette béance quelque part, que je ne cherche même plus à déloger. Peine perdue. Impuissance. Le contraire de l'omniscience et de l'omnipotence. C'est alors que je suis devenue totalement exécrable. Du moins pour le peu de forces que j'avais. J'ai fait en sorte de n'en avoir pas du tout. Potence tout court.
On raconte que l'on commence d'abord à oublier les souvenirs les plus lointains, et c'est vrai que j'ai tendance à reconstruire ma vie à partir des photos de l'album de famille. Tout le monde y sourit, c'est pratique.
En réalité, les vieilles personnes vous le confirmeront, ce sont les souvenirs les plus récents que l'on perd les premiers. Ca a ses avantages aussi: je suis redevenue un ange, ou je suis en bonne voie pour. Mes démons sont loin derrière moi, sur la route du retour à mes origines.
Mes années d'université ressemblent à un message crypté. J'essaie en vain de les comprendre, je sens que c'est important, mais je n'y arrive pas. Je me méprends même. L'autre jour, j'ai conseillé à ma soeur, désirant reprendre ses études, de faire du droit: "Facile, tu verras.
_ah bon? tu travaillais pourtant d'arrache-pied!"
Moi? Qu'est-ce que je pouvais bien faire à la bibliothèque Sainte Geneviève tous les samedis, et à la bibliothèque Pompidou tous les dimanches pendant six ans? La seule chose dont je sois sûre c'est que, contrairement à l'image d'épinal en la matière, nul besoin d'apprendre des codes par coeur. Heureusement d'ailleurs.
Peut-être que j'essayais d'oublier. Le fait est que j'ai si bien réussi que même cela je l'ai oublié.
Ca a un côté un peu rageant parfois d'être plus blanche que neige, je veux dire couleur ardoise. Le petit garçon en primaire dont j'étais amoureuse, mes amis du collège à quoi ils ressemblaient? Vous comprenez, si ceux que j'aime actuellement disparaissent de ma vie, je serai tout aussi incapable de me rappeler d'eux, ils rejoindront les ombres du passé, ils auront tous la même couleur.
Rose, bleu, vert, et maintenant gris. Je suis comme Picasso, j'ai mes périodes. C'est tout ce qu'il me reste, des impressions "générales". Je ne parle pas de celles que procure la vue, la mienne baisse inexorablement, telle une plante sans soleil. Dommage: tout en haut de mon haricot magique j'en voyais des choses. Bleu, couleur préférée des Français. Que je déteste: ça sent le ras-de-marée et le mazout. Comme dirait Renaud, "la mer c'est dégueulasse, les poissons pissent dedans."
Tiens... quelqu'un me chantait ça... mais j'ignore son nom, et jusqu'à son rire.
Quand j'essaie de me triturer les méninges, je me vois toujours de l'extérieur comme dans un rêve, le jour où j'ai décidé de prendre la résolution de ne pas trop m'investir ici-bas: je lisais un magazine pour ado sur mon lit, j'avais les chemins mi-longs, j'avais allumé la radio, je me sentais pas bien.
"La vraie souffrance est de s'apercevoir que le chagrin ne dure pas. Même la douleur est privée de sens." Camus